31 août 2010
Les Roms, ces boucs émissaires
Confusion, stigmatisation : la méconnaissance des Roms et des gens du voyage mène à tous les excès, à l'image de la nauséabonde politique d'expulsion menée actuellement par le gouvernement. Afin de mieux connaître l'histoire de ce peuple souvent rejeté, Télérama a rencontré : Marcel Courthiade, professeur de langue et de civilisation romani. Gràce à eux, je vous offre un éclairage précieux… et civique.
Les Roms
Il s'agit à l'origine d'une population citadine de la moyenne vallée du Gange, en Inde, déportée en 1018 en direction de l'Afghanistan parce que les Afghans avaient besoin de leurs compétences d'artistes et d'artisans. Plus tard, les Roms (1) participent à la grande avancée militaire des tribus seldjoukides (qui ont donné naissance aux Turcs), les conduisant en Asie Mineure – avant de poursuivre leur avancée dans les Balkans et le reste de l'Europe de l'Ouest, au XIVe siècle. « Rom » est le nom par lequel ce peuple se désigne depuis toujours en langue romani : il provient d'un mot sanskrit qui signifie « artiste, artisan ».
Ils seraient aujourd'hui entre 10 et 12 millions sur notre continent, et 3 millions en Amérique, liés par une origine, une langue et une vision du monde en grande partie communes. La première population rom arrive en France vers 1420, et son histoire est marquée, dès 1500, par la persécution. Au début du XXe siècle, ceux qu'on appelle alors les « bohémiens » sont entre 50 000 et 100 000 sur le territoire. La Constitution française ne permettant pas de persécuter des citoyens sur une base ethnique, les autorités transforment, par un tour de passe-passe lexical, cette communauté « bohémienne » en « nomades », c'est-à-dire en délinquants potentiels pour lesquels on crée un « carnet anthropométrique » à faire viser chaque semaine, comme les repris de justice. Le terme technique et administratif de « nomades », qui va désigner les Roms à partir de 1912, est absurde : d'abord, une minorité de « bohémiens » seulement était alors mobile. Ensuite, les nomades désignent déjà, à l'époque, les bergers qui font la transhumance. On amalgamait donc à la fois des Roms et des populations d'origine française – normande, auvergnate, germanique ou autre.
On recense un demi-million de Roms en France. 15% seulement des Roms français sont mobiles.
« Rom » recouvre donc une identité culturelle, historique et patrimoniale. «nomades" puis « gens du voyage » après guerre) est une catégorie administrative. On recense un demi-million de Roms en France (chiffre déclaré à la Commission européenne par l'actuel gouvernement, en 2008), mais 50 % seulement des gens du voyage sont Roms. Et 15 % seulement des Roms français sont mobiles. Cette mobilité est d'ailleurs une spécificité hexagonale, puisque 2 % seulement des Roms européens sont itinérants, ce qui ne les empêche pas de la considérer, avec fierté, comme partie intégrante de leur patrimoine culturel : ils ont adopté cette mobilité, la revendiquent désormais comme leur richesse face à l'uniformisation des modes de vie. Rappelons d'ailleurs que cette singularité est un droit, reconnu par l'article 13 de la Déclaration universelle des droits de l'homme...
Lorsqu'une population est inculte ou acculturée, sa langue disparaît en quelques générations. Le romani, apparenté à l'hindi, existe, lui, depuis plus de mille ans et reste une langue bien vivante, alors que notre pays, comme le savent hélas les Bretons et les Provençaux, a passé tous ses parlers régionaux à la moulinette jacobine. Il existe une littérature romani, qui date de la fin du XIXe siècle, et qui s'est enrichie de façon tout à fait singulière en Union soviétique entre les deux guerres avec de la prose courte très savoureuse et un peu de poésie, puis, après guerre, par de la poésie en Yougoslavie, Hongrie et Tchécoslovaquie.
En matière religieuse, on parlera de « spiritualité rom » plutôt que de religion fixe ou de dogmes. Les Roms ont développé des schémas matriciels sur lesquels différentes religions peuvent se greffer. Passer du polythéisme indien à l'islam, de l'islam à l'orthodoxie, puis au protestantisme ou au catholicisme fervent, ne leur a guère posé de difficultés. Tout le contraire, donc, de l'enfermement religieux, même si on constate aujourd'hui le succès d'un évangélisme strict au sein de certaines communautés.
On reproche parfois aux Roms de vivre repliés sur eux-mêmes, d'avoir une culture fermée au monde extérieur. C'est un stéréotype : tous les cas de figure existent, d'un bout de l'Europe à l'autre. Dans les régions monolithiques sur le plan culturel, comme les Carpates, les communautés vivent plutôt refermées sur elles-mêmes – et les Roms n'échappent pas à la règle. Là où les échanges territoriaux sont plus nombreux, en revanche, comme dans les Balkans, l'osmose avec les autres populations est permanente, mais rien dans la culture rom ne s'oppose à la rencontre et à la mixité, y compris dans les mariages : ainsi, un père gitan aura beau répéter que sa fille n'épousera jamais un gadjo (et les parents ont une réelle emprise sur leurs enfants, car la cohésion familiale reste forte dans cette communauté), un mariage mixte qui se passe bien est une fierté !
Itinérance
Il est impossible de savoir combien de gens du voyage circulent en France, car les statistiques ethniques sont interdites. Mais on parle de 50 000 à 100 000 personnes. Les convois se forment en fonction des circonstances – les opportunités de travail, de commerce (les marchés), les menaces d'expulsion, la taille des aires de stationnement disponibles (et elles représentent 30 % de ce que la loi exige !) ou les pèlerinages –, et le nombre de voitures dans chaque convoi ne suit pas de règle a priori. On constate en revanche la répétition de certains modèles dans l'espace parcouru – les gens du voyage tournent souvent à l'intérieur d'un seul département – et dans la fréquence des départs : pour garder leur statut de « gdv », ils doivent bouger ! Leur carnet de circulation tient souvent lieu de papiers d'identité. Et ce carnet, ils vont le chercher au service... des étrangers, dans les préfectures, alors qu'ils sont français et que leur attachement au pays est aussi fort que celui d'un Normand. Ce qui n'empêche pas les Roms de se reconnaître aussi dans l'identité romani, et d'avoir plaisir à rencontrer d'autres Roms d'un bout à l'autre de l'Europe.
Mendicité
C'est une question délicate, pleine de malentendus. D'abord, les faits : partout où on n'a pas mis de bâtons dans les roues des Roms, ces derniers ont prospéré. Ainsi, les deux tiers des Roms européens sont très bien intégrés : on trouve parmi eux des PDG, des artistes de renom ainsi que des profs et des commerçants. La misère d'une partie d'entre eux n'est donc ni une malédiction, ni une prédestination, ni une incapacité. Observons ensuite les chiffres : il y a aujourd'hui, en France, environ 8 000 Roms de Roumanie et 1 000 autres de Bulgarie. On estime dans le même temps à 100 000 le nombre de ressortissants roumains et bulgares (non-Roms) dans notre pays. Ces derniers bossent au noir puisque leur droit au travail légal est soumis à de sérieuses restrictions jusqu'en 2014, mais ils ne font l'objet d'aucune mesure particulière des gouvernements.
Pour les Roms qui viennent en France, la situation est donc doublement bloquée : en Roumanie, les efforts, incontestables, du gouvernement pour combattre la discrimination tardent à faire sentir leurs effets sur le terrain. La corruption, les magouilles politiciennes, une gestion catastrophique des aides et le racisme ordinaire empêchent que la situation des Roms s'améliore durablement. Second blocage, cette fois en France : les immigrés roumains n'ont pas plus envie de partager leur job avec les Roms ici qu'en Roumanie. Ils exercent une espèce de blocus, en privilégiant leurs réseaux familiaux et amicaux. Ajoutons enfin que la grande majorité des Roms des pays de l'Est qui arrivent en France sont des évangélistes qui se refusent absolument à la délinquance (même s'il existe, comme partout, des exceptions). Bloqués, en Roumanie comme en France, pour trouver du travail, « interdits » de vol, que leur reste-t-il ? La mendicité. Mais rien, dans leur culture, n'a jamais dit que celle-ci était une « profession » honorable.
Scolarisation
Une des motivations essentielles des Roms roumains qui viennent en France, Italie et Espagne, est la scolarisation des enfants : le roumain étant proche des langues de ces pays, ils pensent que leurs enfants s'y intégreront mieux qu'en Suède ou en Allemagne, pourtant plus riches. Mais l'espoir de scolarisation est vite déçu, certaines écoles refusant d'accueillir les enfants bien que la loi les y oblige. Après une ou deux tentatives, de guerre lasse, les parents abandonnent. En ce qui concerne les gens du voyage, on peut concevoir que lorsqu'un convoi arrive dans un quartier, avec une dizaine d'enfants à scolariser, la situation n'est pas facile à gérer pour l'instituteur, la classe et, évidemment, les enfants voyageurs.
Pas la moindre mention de la communauté rom n'apparaît dans les ouvrages scolaires.
Pourtant, si l'école française était préparée au fait que, de temps en temps, des enfants vont se joindre à la classe, parce que leurs parents ont un mode de vie différent mais légitime, les choses seraient beaucoup plus aisées. Si l'on intégrait enfin dans les manuels de géographie qu'il existe un type d'habitat mobile en France, si l'on consacrait ne serait-ce qu'une demi-page à cette vaste communauté rom dans les livres d'histoire, le regard des enfants et des instituteurs changerait. Or pas la moindre mention de cette communauté n'apparaît dans ces ouvrages. On ne la trouve pas plus, d'ailleurs, dans la plupart des histoires de France ou du monde. Les Roms sont des fantômes : comment voulez-vous que le citoyen français soit préparé à les accepter quand ils surgissent dans son paysage ?
Les déclarations de Nicolas Sarkozy
La communauté des Roms, mais aussi les gens du voyage, les ont reçues sans surprise mais avec inquiétude. On peut se demander si Nicolas Sarkozy a intégré les valeurs de la République qu'il préside : faut-il lui rappeler que, dans ce pays, les châtiments collectifs (car une campagne massive, déclenchée brutalement après un incident, n'a pas d'autre nom) ne relèvent pas d'une vision constitutionnelle du droit ? Comparez l'ampleur des mesures prises, au lendemain des événements de Saint-Aignan, contre des milliers de personnes vulnérables, avec celles décidées au même moment à Grenoble, où les troubles étaient bien plus graves, on constate qu'il y a deux poids, deux mesures. Et c'est la définition même de la discrimination.
La mobilisation des Français pour la défense de la communauté rom a été forte et belle. Mais va-t-elle durer ? Quand Michel Rocard cite Vichy, certains trouvent qu'il va trop loin. N'empêche, aujourd'hui comme hier, un gouvernement dépassé par la crise économique cherche son bouc émissaire, et une diversion. N'oublions pas que, sous Vichy, ce sont les gendarmes français qui ont enfermé les « nomades » sous divers prétextes sécuritaires, notamment celui d'« espionnage » ; que plusieurs centaines, sans doute même des milliers, de Roms sont morts dans les camps en France, et que près de 600 000 ont été massacrés en Europe. Si les gens acceptent la stigmatisation tentée par Nicolas Sarkozy, les choses peuvent dégénérer. Pour le moment, ce n'est pas le cas. Mais comme disait Brecht,
« le ventre est encore fécond, d'où est surgie la bête immonde ». Mieux vaut combattre celle-ci dans l'œuf.
L'insulte à la République
Stigmatiser une des communautés qui composent la France, qu'elle soit culturelle ou ethnique, religieuse ou linguistique, est impardonnable. D'abord, parce que la France s'enorgueillit, dans ses textes fondateurs, de ne pas distinguer entre ses citoyens lorsqu'il s'agit d'appliquer la loi. Ensuite, parce que notre pays a montré par le passé, malheureusement, qu'il pouvait s'asseoir sur ce principe. Du coup, quand Nicolas Sarkozy dénonce, après avoir pesé ses mots, les « comportements de certains Roms et gens du voyage », et organise dans la foulée une spectaculaire politique d'expulsion de Roms étrangers, il ne se contente pas de déraper : il flétrit l'esprit et la lettre des valeurs qu'il est censé incarner, par sa fonction. Et ravive de mauvais souvenirs. Depuis des siècles, les Roms connaissent le racisme ou la persécution. Sédentaires ou « gens du voyage », français depuis quatre cents ans ou fraîchement venus d'ailleurs, ils payent cash la profonde méconnaissance de leur culture par l'Etat, et par le reste de la population, qui n'a d'ailleurs, il faut le souligner, pas mordu à l'hameçon du président. Mais qui connaît les Roms, vraiment ? Ni meilleurs, ni moins bons que les autres, ils endossent, bien plus que d'autres, le triste manteau du bouc émissaire. Apprendre à les connaître, c'est déjà arracher ce manteau de leurs épaules, empêcher les amalgames et même... l'injure à la République.
09:57 Écrit par Pataouete dans La poulitique | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : roms, tsiganes, gitans, nomades, marcel courthiade
Commentaires
"éclairage précieux… et civique " merci Yves
à lire
Écrit par : noelle | 31 août 2010
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